Certaines réalités se comprennent bien mieux lorsqu’on les regarde en dehors de la logique habituelle. Par exemple l’art de faire des nœuds n’est pas de confectionner des nœuds qui tiennent, cela n’importe qui en est capable, mais de faire des nœuds qui se détachent facilement après utilisation. Autre exemple, c’est parce que le bois ne brûle pas bien que l’on s’en sert pour chauffer. La paille ou le papier brûlent très bien, mais nous les laissons de côté quand vient l’hiver. L’architecte n’est pas là pour penser les murs mais pour déterminer des espaces où circuleront mouvement, chaleur et lumière. Nous pourrions continuer une longue liste de choses que nous avons pris l’habitude de mal regarder. Peut-être que l’aïkido en fait partie.
Quand on observe certains aïkidokas, il arrive parfois qu’ils mettent toute leur énergie à bien montrer chacun de leurs déplacements, de leurs gestes voire de leurs respirations. Leur technique est appliquée, méticuleuse et ne recèle aucun mystère, tout se voit, se comprend, s’analyse. Je crois que l’art de l’aïkidoka réside dans tout ce qui ne se voit pas si facilement.
L’aïkido permet de créer des abîmes, des déséquilibres dans lequel l’adversaire vient s’échouer sans très bien comprendre comment. Je considère que l’aïkido est l’art de sculpter ces espaces vides par des contre-temps, des décalages imperceptibles annihilant les velléités du partenaire. Ces micro-déplacements, ces ruptures se font dans le mouvement, dans le ma-aï que j’impose à l’autre, dans un même souffle. Impossible de les réaliser dans des démonstrations séquencées et les arrêts sur image ne font que nous éloigner de la possibilité de les percevoir. Parfois, par souci de pédagogie, le professeur décompose, analyse, donne à voir et à comprendre, permet de mesurer fait de son aïkido une science exacte au lieu d’un art. C’est dans cette volonté d’enseignement que disparaissent pour l’étudiant les possibilités d’apprentissage. Toutes les subtilités invisibles de l’aïkido se comprennent à force de pratique mais ne peuvent s’expliquer. Tenter de le faire c’est confondre dispositif d’enseignement et environnement d’apprentissage. Or si le dojo est un lieu dans lequel il est possible d’étudier la voie, il se pourrait qu’il ne soit pas celui dans lequel il faille tenter de l’expliquer. Difficile de parler du vide, du mouvement, du souffle. Les figer c’est les trahir. Le Tao qui peut être nommé n’est pas le Tao prévenait Lao Tseu.