L’aïkido est l’occasion de s’étudier profondément. Réaliser correctement une technique exige une présence totale à soi-même. Aucun recours au passé, aucune projection dans le futur ne peut nous aider. Je dois comprendre que ce n’est pas mon bras qui est trop raide ou ma main pas assez ferme, c’est moi. L’autre n’est là que pour m’aider à me comprendre. Ce n’est pas de sa faute si je ne trouve pas immédiatement mon chemin. Toute projection mentale vers le futur formulée en terme d’objectif, de réussite, de niveau ou de modèle à atteindre est un détour qui m’empêche de me connaître aussi bien que nécessaire. Toute volonté trop ferme de réussir est une manifestation parasite creusant la distance entre celui que je suis et celui que je voudrais être, m’interdisant d’étudier ici et maintenant. Certes, il est bon de poursuivre son chemin, de chercher à être meilleur, mais cela doit advenir à force d’exercice, de respiration, de lâcher prise. Voilà pourquoi la pratique régulière, la recherche honnête et authentique permet de laisser éclore en nous l’aïkido qui nous correspond, celui que nous sommes seuls en mesure de réaliser.
Comprendre Tenkan
Tenkan exprime l’idée de changement. Il serait aisé de penser que le changement dont il est question revient tout simplement à pivoter sur un pied ou un autre pour changer de direction et ainsi esquiver une attaque. On voit bien souvent des pratiquants s’entraîner dans le vide à avancer et pivoter autour d’une l’attaque imaginaire dans les séances de préparations. En faisant cela, ils négligent une idée essentielle de l’aïkido, une idée qu’ils se plaisent pourtant à rappeler, celle d’être au centre du mouvement. Ils tournent le plus rapidement possible autour de aïte qui, de fait, se retrouve à occuper le centre de la roue des énergies en mouvement. En esquivant de cette façon, l’aïkido est de plus ramené à des préoccupations de rapidité, ce qui ne devrait jamais être le cas.
Je pense que Tenkan exprime la volonté de changer l’attaque droite, linéaire qui arrive sur nous, en un mouvement circulaire dont il convient d’occuper le centre. Et ainsi, immobile comme le moyeux de la roue, il n’est plus question de rapidité. Personne n’est plus rapide que celui qui est déjà idéalement placé et n’a pas à se mouvoir. C’est bien parce que le centre de la roue est immobile que la roue peut tourner. Imaginez un vélo dont les moyeux se déplaceraient continuellement le plus rapidement possible. La conduite, l’équilibre seraient totalement impossibles. Tenkan exprime donc le changement de direction, le déplacement de Uke par la force d’immobilité de Tori. Cette notion me paraît essentielle pour bien saisir le sens du travail, et sortir l’aïkido du piège d’une compréhension sportive privilégiant force et rapidité. Si ces aptitudes physiques étaient des critères valables, comment expliquer que notre aïkido s’améliore avec la vieillesse?
Les illusions techniques
O sensei nous a transmis un aïkido riche de sa complexité, débarrassé des illusions de la facilité et conscient d’être si solidement ancré dans des principes immuables qu’il ouvre sur une infinité de mouvements. Comme les notes de la gamme ou les couleurs primaires génèrent une quantité incommensurable d’œuvres. Les générations suivantes, trouvant, sans doute avec raison, que le génie était difficile à acquérir et à enseigner, ont privilégié une découpe rationnelle de l’énergie, en nommant avec précision chaque technique, en les dénombrant, en séparant Ura et Omote, en ramenant les grands principes à des gestes formatés, organisés dans un catalogue qu’il conviendrait d’apprendre par cœur.
En faisant cela, les héritiers du fondateurs ont facilité l’accès au plus grand nombre, ce qui est sans doute une bonne chose, mais ont pu amener le pratiquant dans la confusion qu’il suffit de savoir suivre une recette de cuisine pour faire de chacun de nous un cuisinier. Il n’est pas rare de rencontrer des pratiquants connaissant sur le bout des doigts le catalogue des techniques mais appliquant un aïkido comme on lit une partition, avec une certaine rigueur certes, mais peu ouverts aux mille subtilités personnelles que tout aïkidoka se doit de développer. Lorsqu’il s’agit d’éduquer les enfants, on dit que le véritable travail commence le jour où on décide de fermer les livres savants et qu’on décide d’écouter son enfant, son cœur, la nature de l’énergie relationnelle. Qu’en est-il de l’aïkido? La véritable pratique ne commencerait-elle pas le jour où l’on décide de mettre de côté le catalogue, et de développer son propre aïkido, toujours immergé dans les principes immuables mais riche de notre génie personnel.
Aïkido et technique
L’apprentissage de l’aïkido est un processus complexe. Un adage dit qu’il faut effectuer une technique 10 fois pour la retenir, 100 fois pour la réaliser avec fluidité et 1000 fois pour en comprendre l’essence et l’utilité. Pour un débutant il est normal d’observer le geste montré par le professeur et de chercher à le reproduire à l’identique. Dans les débuts de son apprentissage on ne perçoit souvent que la dimension technique, la partie réalisée, la forme de l’aïkido et l’on cherche à répéter ce que le professeur à montré.
Petit à petit, on perçoit des dimensions énergétiques, humanistes voire spirituelles de la technique. On comprend également que l’aïkido du professeur ne représente qu’une infime partie de ce qu’il y a à découvrir et que le but de la pratique n’est pas de copier l’aïkido du professeur mais de développer sa propre compréhension de l’art en fonction de son physique, sa personnalité, son tempérament sans toutefois trahir les principes universels qui régissent l’aïkido.
En résumé, s’il est normal de s’attarder, de corriger, de faire les réglages techniques permettant de réaliser un mouvement, rapidement l’aïkidoka doit se concentrer sur son travail intérieur, son shisei, son souffle, sa disposition mentale, sa fluidité. En cela le bavardage, l’analyse technique, l’intellectualisation de son mouvement ou de celui de l’autre créent une distance qui ne peut véritablement permettre de progresser. La recherche de son art est un travail intérieur, solitaire, personnel, en relation avec les autres, mais propre à chacun. Voilà pourquoi, traditionnellement, seul le bruit des chutes venait troubler le silence et la recherche des membres du dojo.